Intervention de Jérémie Iordanoff

Séance en hémicycle du mardi 30 avril 2024 à 15h00
Motion de rejet préalable — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJérémie Iordanoff :

Nous sommes invités à nous prononcer sur un texte d'apparence technique, mais qui n'a rien d'anodin. Le débat qu'il engage est ancien. Il y a un an, il a été relancé de manière quelque peu cavalière, lors de l'examen du projet de loi d'orientation et de programmation du ministère de la justice. Le Conseil constitutionnel n'a pas manqué de censurer la disposition adoptée.

Ce débat refait surface aujourd'hui, avec cette proposition de loi qui consacre la confidentialité des consultations que les juristes d'entreprise adressent à leur direction. L'intitulé du texte ne dit évidemment rien de ses enjeux.

En matière de secret, il faut toujours se poser la question du pourquoi. Qu'est-ce qui justifie la consécration du secret ? Il existe des secrets légitimes, même en démocratie. J'en prendrai trois exemples : le secret médical, le secret des sources pour les journalistes, le secret professionnel pour les avocats. Le premier garantit la vie privée des patients, le second, le droit à l'information, le troisième, les droits de la défense. Tout cela peut être entendu. Certes, ces secrets, protégés par la loi, entrent en conflit avec l'exigence de transparence, mais c'est pour une cause strictement nécessaire.

Peut-on en dire autant de la proposition qui nous est faite ici ? Assurément, non, puisque ce texte est proposé sans cause réelle et sérieuse. Loin de sauvegarder des intérêts légitimes, comme c'est le cas dans les exemples que je viens de citer, le secret qu'elle protège est, au contraire, mis au service d'un but illégitime, qui consiste, pour les entreprises, à s'affranchir du respect du droit. D'habitude, le secret n'entre en conflit avec l'exigence de justice que de manière indirecte, par ricochet : le secret des affaires, par exemple, arme les entreprises contre l'espionnage économique, et s'il peut provoquer des interférences avec le fonctionnement de la justice, son objet même n'est pas d'entraver l'exercice de cette mission régalienne. D'ailleurs – et c'est important de le souligner –, il n'est opposable ni aux pouvoirs publics ni aux lanceurs d'alerte ; c'est ce qui le rend, d'une certaine manière, acceptable.

Le texte qui nous est soumis relève d'une tout autre logique, dans la mesure où son objet est précisément de réduire l'étendue des pouvoirs d'enquête dont sont investies les autorités publiques, et qui sont essentiels à la protection des droits de nos concitoyens. En effet, la sécurité au travail, la santé publique et l'environnement sont protégés par des normes auxquelles les entreprises sont assujetties, et des pouvoirs d'investigation et de contrôle ont été créés afin de s'assurer qu'elles sont respectées – je pense, par exemple, à l'action des inspecteurs du travail, des agents de l'Office français de la biodiversité et de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail, ainsi qu'à celle d'une myriade d'autorités de régulation de la vie économique, qui remplissent des missions aussi essentielles que les luttes contre le blanchiment, contre le financement du terrorisme ou encore contre la corruption et les pratiques anticoncurrentielles.

La proposition de loi prive ces acteurs de moyens efficaces d'assurer le respect du droit. Les autorités administratives indépendantes nous ont alertés sur les risques associés à cette réforme, qui crée une zone de non-droit où elles ne seront plus autorisées à enquêter, excepté en matière pénale et fiscale. Le texte autorise légalement les entreprises à camoufler des alertes sur des situations de non-conformité, donc à dissimuler la preuve qu'elles ont connaissance de leurs méfaits – bref, qu'elles savaient et qu'elles n'ont rien fait. La confidentialité des consultations juridiques est une forme de liquidation de la responsabilité.

Certains se laisseront peut-être séduire par l'argument du cercle vertueux, selon lequel si nous voulons inciter les juristes d'entreprise à avertir leur direction d'éventuels problèmes de conformité, alors il faut rendre leurs avis confidentiels, afin de les prémunir contre tout risque d'auto-incrimination. Comment ne pas voir que cela revient à déléguer aux acteurs privés le soin de faire leur propre police ? Dans un monde idéal, cela pourrait s'entendre, mais ne soyons pas naïfs : nous avons besoin d'un contrôle extérieur, car une entreprise défend un intérêt particulier, non l'intérêt général.

Avec le système de transparence instauré depuis quelques années, nous étions dans une voie prometteuse ; là, nous faisons clairement marche arrière. Le groupe Écologiste votera contre ce texte qui, objectivement, va à l'encontre de la transparence nécessaire au respect des droits fondamentaux.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion